Lettre du Maître de l’Ordre : 8ème Centenaire des premiers Chapitres Généraux

Maître de l'Ordre: Fr. Gerard Timoner, OP / Fr. / Bruno Cadoré, OP. / Fr. Carlos  Azpiroz Costa, OP. / Fr. Timothy Radcliffe, OP
Fr. Gerard Timoner, OP / Fr. / Bruno Cadoré, OP. / Fr. Carlos  Azpiroz Costa, OP. / Fr. Timothy Radcliffe, OP

Le chapitre général de l’Ordre des Prêcheurs :
structure de communion et de mission

En commémoration du 8ème centenaire des
premiers chapitres généraux de l’Ordre (1220, 1221)

Solennité de l’Ascension du Seigneur
Rome, le 13 Mai 2021

Prot 50/21/183 Letters to the Order

Nous avons décidé, l’Esprit Saint et nous[1] (Actes 15,28). Il s’agit d’une heure exceptionnelle de l’histoire de l’Église. Confrontée à la division, l’Église prend une décision sans précédent. Jacques, chef de la communauté de Jérusalem, expose une résolution audacieuse ; c’est le premier résultat d’un discernement communautaire, ardu pour une Église naissante, en confrontation avec les apôtres Pierre et Paul, sous la direction de l’Esprit Saint. 

Avant ce moment charnière, les apôtres, sous la direction de Pierre, ont tiré au sort pour déterminer qui prendrait la place de Judas Iscariote. Ils avaient des critères clairs pour choisir cette personne : “Il faut donc choisir un homme parmi ceux qui nous ont accompagnés tout le temps où le Seigneur Jésus a vécu avec nous, depuis le baptême de Jean jusqu’au jour où il a été enlevé du milieu de nous. Il nous sera associé comme témoin de sa résurrection.” (Actes 1,21-22). Ils ont prié pour être guidés mais lorsque le moment fut venu de choisir entre Joseph et Matthias, ils ont eu recours au tirage au sort. Ainsi, la décision prise n’était pas le résultat d’un processus interne de discernement communautaire mais un acte qui recherche la volonté de Dieu et s’impose à l’homme de l’extérieur ; il est semblable à celui qu’Aaron avait utilisé dans l’Ancien Testament : “et [Aaron] tirera au sort pour déterminer lequel revient au Seigneur et lequel revient à Azazel” (Lév. 16,8).[2] A ce moment Dieu reste transcendant et invisible, sa volonté se manifeste à travers un objet inanimé, sur lequel l’homme n’a aucun moyen de manipuler le résultat ni de se tromper. 

Comme j’aimerais ne pas avoir à prendre de décisions difficiles ; si seulement notre constitution permettait le “tirage au sort” comme moyen légitime de prendre des décisions ! Mais le choix de Matthias est le dernier tirage au sort qui nous soit rapporté dans le Nouveau Testament. Après la Pentecôte, toute prise de décision a radicalement changé en raison de la présence immanente du Saint-Esprit qui joue un “rôle actif” dans la vie de l’Église. Pour cette raison, les Actes des Apôtres sont appelés par de nombreux biblistes “Actes du Saint-Esprit”. Au cours de ce qu’on appelle le Concile de Jérusalem, Jacques, chef de la communauté de Jérusalem, prononce son jugement : “Car il nous a semblé bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous imposer aucun fardeau plus grand que ces exigences” (Actes 15,28). Une décision importante n’est plus prise par tirage au sort mais elle est le fruit d’un dialogue communautaire intense et d’un discernement patient inspiré par l’Esprit ; cela déterminera ce qui est vraiment bon pour la communauté. En effet, “l’Esprit de vérité qui guide vers la vérité tout entière” (Jean 16,3) “habite désormais en eux” (1 Cor. 3,16). Après la Pentecôte, le discernement communautaire qui conduit à toute prise de décision se fait à la “manière apostolique”, en présence du Seigneur. La décision est communiquée aux communautés par une lettre ; puis les communautés font le choix de délégués qui sont envoyés pour accompagner la réception de la lettre ; ces étapes font partie intégrante du processus qui aboutit à la mise en œuvre d’une décision communautaire (Actes 15,22-32).

Saint Dominique a célébré les premiers chapitres généraux en 1220 et 1221, en la solennité de la Pentecôte. Si les frères devaient embrasser le mode de vie apostolique, ils devaient aussi adapter la manière apostolique de prendre des décisions pour l’ensemble de l’Ordre. La forme communautaire de gouvernement (LCO VI) que Dominique a donnée à l’Ordre est aussi un don à l’Église, car la mission de l’Ordre est de contribuer à la construction de l’Église, le corps du Christ.

Les chapitres – généraux, provinciaux, conventuels – sont des instruments pour construire la communion. Ils sont le lieu où l’on confronte les défis auxquels les frères font face, pour rechercher un consensus sur les questions qui divisent, pour discerner les meilleurs moyens de servir la mission de l’Ordre à un moment et en un lieu donnés et, plus important encore, pour une écoute et un apprentissage mutuels, entre frères.

Ignace d’Antioche, dans sa lettre à la communauté d’Éphèse, dit que les membres de l’Église sont σύνοδοι, “compagnons de route“, en vertu de la dignité du baptême et de leur amitié avec le Christ.[3] Nous, Dominicains, sommes également synodoi, “compagnons de route”, frères et sœurs en mission – ensemble pour prêcher le Verbe fait chair. A l’occasion de la célébration solennelle du 800ème anniversaire des premiers chapitres généraux de l’Ordre (1220-1221), j’ai demandé à brother Timothy, fray Carlos et frère Bruno de partager leurs pensées et réflexions sur leurs expériences concrètes des chapitres généraux dans l’Ordre, sur la façon dont les chapitres généraux sont devenus des moyens d’unité et de communion, au service de la prédication qui est la mission de l’Ordre. En tant que Maîtres de l’Ordre, ils ont été, et continuent d’être des “synodoi” – compagnons de route dans le voyage de l’Ordre, dans son “itinérance communautaire”. En lisant leurs réflexions, nous retrouverons des idées fondamentales communes, mais le contexte et le contenu de leurs expériences varieront, elles seront donc semblables, mais différentes. 

Fr. Gerard Timoner, OP

Fr. Timothy Radcliffe, OP

Notre forme de gouvernement nous donne de vivre l’évangile que nous annonçons. Elle est l’expression de notre fraternité ; n’oublions pas qu’avant qu’il y ait des frères, il y avait des sœurs. “Frère” et “Sœur” sont les titres les plus anciens et les plus fondamentaux du christianisme. Ils expriment notre appartenance à la famille du Christ. Une des premières biographies de saint Dominique se trouve dans les Vitae Fratrum, “De la vie des frères”. Il est tout à fait adéquat que l’Ordre des prêcheurs ait été fondé par quelqu’un qui voulait n’être qu’un des frères.  Cette incarnation de la fraternité attirait beaucoup les habitants des villes dans lesquelles nous avons d’abord été envoyés ; à l’époque de Dominique, elles connaissaient de grandes mutations. Les antiques relations verticales du féodalisme s’affaiblissaient ainsi que les marques de déférence. Les marchands voyageaient dans toute l’Europe et au-delà. Une mini-mondialisation était en cours. On disait des frères que “le monde était leur cellule et l’océan leur cloître”.[4] Leur identité de frères était elle-même une prédication de l’évangile dans ce nouveau monde.

Marie-Dominique Chenu OP a affirmé que chaque fois qu’il y a un renouveau de la foi, le mot “frère” refait surface. Le terme spécifique des premières communautés chrétiennes retrouve tout son sens : on s’appelle frère (ou sœur) malgré les inégalités sociales, et avec toute la charge utopique de ces mots. Quand les premiers dominicains arrivèrent à Paris , leur supérieur était encore appelé, selon la coutume, “Abbé”. Au bout de trois mois, ce titre était abandonné et on l’appelait “frère prieur”.[5] C’est donc à juste titre qu’un récent chapitre général de l’Ordre a ordonné que le véritable titre de tous les frères de l’Ordre soit ” frère “, comme notre frère Gérard nous le rappelle gentiment.

C’est particulièrement important en ce moment. Notre société, comme au temps de Dominique, traverse des turbulences très fortes. Les anciennes hiérarchies sociales s’effondrent. Jamais auparavant il n’y a eu d’aussi grandes migrations de personnes à la recherche de la paix et de la sécurité. Dès que nous quittons nos maisons, nous rencontrons des étrangers. Zygmunt Bauman a décrit notre société comme celle de la “modernité liquide”.[6] La démocratie est en recul. Dans un monde aussi incertain, une spiritualité de la fraternité offre un pôle d’appartenance à des personnes d’origines et de convictions diverses. Le pape François ne cesse d’appeler les prêtres ordonnés à dépasser le “cléricalisme”. A quoi ressemblerait une Église non cléricalisée ? Les prêtres dominicains devraient en être le modèle dans un ministère fraternel.

Comment notre fraternité trouve-t-elle son expression dans les chapitres généraux ? J’ai cinq frères et sœurs et nous ne tenons jamais de réunions formelles au cours desquelles nous proposons des résolutions et votons !  Il est vrai que beaucoup de nos frères considèrent les Chapitres généraux comme une perte de temps, produisant des Actes que personne ne lit ! Lorsqu’un dominicain anglais a exprimé cette objection au frère Damian Byrne, celui-ci a répondu que la tenue des chapitres généraux est la respiration de l’Ordre. Nous remarquerions rapidement les conséquences s’ils devaient être supprimés ! 

Les chapitres nourrissent l’unité de l’Ordre, qui est une expression de notre unité dans le Christ. Nous nous écoutons les uns les autres pendant des jours et des semaines, car l’Esprit Saint est répandu sur chaque frère. Nous recherchons un consensus qui est plus qu’un compromis, mais une vérité profonde, suffisamment large pour gagner le consentement du plus grand nombre de frères possible. Nous prenons le temps nécessaire pour que chacun soit entendu. Dieu est infiniment patient avec nous, nous devons donc être patients les uns avec les autres. 

J’ai assisté à tous les chapitres généraux, sauf un, depuis Oakland en 1989. Il y a eu des moments de tension et de vifs désaccords, mais nous avons résisté aux forces de séparation qui affligent l’Église et la société. À BiênHòa en 2019, nous sommes arrivés à une paix plus profonde qu’auparavant, dans laquelle nous pouvions même considérer nos différences comme des invitations à progresser vers une meilleure compréhension de l’Évangile.

Il est impossible de sous-estimer l’importance de ce témoignage dans une Église qui est si souvent déchirée par les divisions entre les soi-disant “traditionalistes” et les “progressistes”, une opposition qui devrait être étrangère à la large vérité du catholicisme. Se réunir en chapitre est une véritable prédication de l’Évangile car nous sommes face à un monde déchiré par une incompréhension mutuelle croissante, alimentée par les informations trop simplifiées des médias sociaux, et un souci étriqué de la vérité. Les chapitres généraux nécessitent des années de préparation, des semaines de débats et d’interminables votes. Pourtant c’est le patient travail de fond qui va forger cette union des cœurs et des âmes qu’est la fraternité.

Avec un peu plus d’audace, et dans la tradition de la Province dominicaine anglaise, je crois que l’on peut faire un pas de plus et affirmer qu’une telle fraternité débouche sur l’amitié entre nous. St. Thomas d’Aquin nous a enseigné que nous sommes baptisés dans l’amitié avec Dieu. Je cite Fergus Kerr OP : “Dans la charité, nous sommes amis avec Dieu. Il ne peut y avoir d’amitié, au sens le plus complet du terme, qu’entre égaux – mais Dieu a fait de nous ses égaux”.[7] Ainsi, dans le monde confus et turbulent de la ville, les premiers frères ont apporté la surprenante amitié d’égal à égal. Notre modèle de gouvernement incarne donc l’amitié qui doit régner dans l’Ordre et qui est une expression de cette amitié qu’est la vie même de Dieu.

Ces premiers frères et sœurs entretenaient des relations toutes simples d’amitié. Dominique par exemple, se réjouissait de la compagnie des femmes et, au moment de mourir, il confessa qu’il préférait parler à des jeunes femmes plutôt que d’être retenu par des vieilles femmes ! Son successeur immédiat, le bienheureux Jourdain de Saxe, échangeait les lettres les plus affectueuses avec une moniale dominicaine, la bienheureuse Diane d’Andalo. Maître Eckhart entretenait des liens d’amitié étroits avec les moniales rhénanes.  Sainte Catherine de Sienne, une laïque dominicaine du XIVe siècle, avait sa communauté d’amis, frères et laïcs, appelée les caterinati, qui se donnaient des surnoms farfelus et plaisantaient ; et il y avait bien sûr son amitié avec Raymond de Capoue.

Aujourd’hui, les relations entre hommes et femmes sont devenues très anxiogènes, avec un poids de domination et de manipulation, d’accusation et de déni. Dans certains pays, les jeunes hommes deviennent nerveux à l’idée de nouer des relations avec des femmes bien réelles, se réfugiant dans le monde virtuel où il n’y a pas de contact. Une spiritualité de l’amitié offre une libération et un encouragement à oser naturellement les relations.

Fr. Carlos Azpiroz Costa, OP

Les chapitres généraux dans le mode de gouvernement de l’Ordre

Je suis heureux de savoir que parmi tant de célébrations, on fait mémoire des 800 ans des deux premiers Chapitres généraux, présidés par saint Dominique. Dans les deux cas, l’unité de l’Ordre sous l’autorité du Maître, et sa propagation par  la diversité des Provinces  garantissaient la diffusion et l’inculturation du message évangélique, affermissant la confiance dans l’Esprit Saint, dans la maturité des frères et dans le système de gouvernement qui les soutenait ainsi. Tout cela assure une vie vere apostolica.

Saint Dominique n’a pas “inventé” ses Constitutions. Il n’est pas un de ces saints qui surprennent les gens, un illuminé.  Sa propre vocation n’est pas soudaine, nous ne trouvons pas en lui une “conversion fracassante”. Sa très large expérience ecclésiale acquise dès son plus jeune âge lui a donné une connaissance approfondie des manifestations les plus importantes et les plus variées de la tradition “régulière” (monastique et canonique) et de la vie diocésaine de son temps, tant dans son pays, l’Espagne (Palencia et Osma) que plus tard dans le Sud-Ouest français (Fanjeaux, Toulouse, etc.) ainsi que dans l’actuelle Italie. Cette expérience l’a aidé à donner une forme juridique à sa fondation, en incorporant aussi bien les normes canoniques les plus anciennes que la législation la plus récente de l’Église, fruit du quatrième concile du Latran concernant la prédication, l’enseignement de la théologie et la nécessité de célébrer des chapitres provinciaux et généraux pour les ordres monastiques existants et les canons réguliers. À cela s’ajoute son expérience “de première main” de la grande effervescence des associations de professeurs et d’étudiants dans les milieux universitaires, des associations d’artisans et du début des structures “municipales” (communales) fondées sur un gouvernement modéré et participatif. Enfin, il avait sous les yeux le défi des prédicateurs cathares, pauvres et itinérants. Ils lui ont fait découvrir, comme à saint François, la nécessité de faire du semblable et du nouveau, mais au cœur même de l’Église !

Ce qui était apparu d’abord comme un obstacle, ainsi le célèbre canon XIII du quatrième  Concile du Latran qui interdisait les nouvelles fondations d'”Ordres”, est devenu providentiellement un facteur de nouveauté pour les Prêcheurs. Ensemble, réunis en chapitre, Dominique et son premier groupe de frères choisissent la Règle de Saint Augustin, l’une des plus anciennes de l’Eglise ; ils adoptent les coutumes de l’Ordre des Prémontrés et y insèrent la nouveauté de la pauvreté mendiante et de l’itinérance, de l’étude et de la prédication. De cette façon, les frères s’intègrent dans la plus ancienne tradition religieuse de l’Église et garantissent en même temps la nouveauté absolue du projet. L’Ordre est irrigué par trois sources d’énergie, provenant de l’Eglise du XIIIème siècle ou même de toute l’histoire de l’Eglise. Une mission officielle : la prédication. Une forme régulière : la tradition canonique. Une idée – force : la vie apostolique ou l’imitation des Apôtres.

Le Chapitre de 1220 a forgé le modèle constitutionnel toujours en vigueur qui garantit l’unité de l’Ordre ; le Chapitre de 1221 conçoit ensuite le premier modèle de répartition de l’Ordre en Provinces. De cette façon, est promu un corps démocratique, centralisé et hautement organisé : un Ordre, et non une simple collection de maisons ou de provinces ! Cette législation, élaborée par étapes en tirant les leçons de l’expérience, a déterminé et révélé très tôt, dans un ensemble de textes, les règles de vie commune et d’obéissance qui permettraient un jour au fondateur de disparaître sans risque pour l’Ordre. En effet, lorsque saint Dominique est mort le 6 août 1221, l’Ordre était déjà doté d’une structure minimale et solide pour vivre sa mission dans l’Église. Saint Dominique n’a laissé aucun écrit, mais seulement l’Ordre et sa forme de gouvernement bien dessinée. De nombreux experts affirment qu’une grande partie du texte des Constitutions primitives a été élaborée de sa propre main. 

Permettez-moi de rappeler quelques “lignes directrices” de ce style de gouvernement fondé sur la liberté et la responsabilité. Tout d’abord, il faut souligner ce principe canonique médiéval – peut-être un peu oublié – qui exprime notre style de gouvernement : “Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet“. Le bienheureux Humbert de Romans, quatrième successeur de saint Dominique, commentera cette règle de droit en écrivant avec beaucoup de bon sens : “le bien, en effet, qui est accepté par tous, est promu rapidement et facilement“.

Les chapitres généraux se sont succédé à une fréquence variable. En 1228, le nouveau processus législatif que l’Ordre a conservé jusqu’à ce jour, était déjà en place : une disposition ne devient une constitution que lorsque trois chapitres généraux consécutifs l’entérinent avec les expressions techniques suivantes : initiation, approbation et confirmation. Rappelons que ces trois assemblées sont composées différement : a) Chapitre général électif (élit le Maître de l’Ordre ; y participent les Prieurs provinciaux et les Définiteurs ou délégués élus par les provinces réunies en chapitre provincial) ; b) Chapitre général des Définiteurs ; c) Chapitre général des Provinciaux, et ainsi de suite. C’est ce que l’on a appelé le fameux “bicamérisme dominicain“. Il est bicaméral dans plusieurs sens : 1) en premier lieu, une loi, pour devenir une constitution, doit être traitée, définie et votée par trois différentes assemblées législatives constituantes consécutives (Chapitres généraux) ; 2) en second lieu, ces assemblées sont composées de différents frères : ceux qui ne détiennent pas l’autorité dans la Province (les Définiteurs) ; les Provinciaux et les frères qui leur sont égaux ; une autre assemblée capitulaire pour les deux “types” de frères. 

Les chapitres généraux alternent et ont tous les mêmes pouvoirs. Pour résumer : différents collèges, composés de différents frères, avec des fonctions différentes, à des époques différentes, votent les différentes lois qui régissent la vie du même Ordre. Cette communion fraternelle du système capitulaire se manifeste également par la participation organique et proportionnée de toutes les parties (couvents, provinces) pour atteindre la finalité propre de l’Ordre.  C’est pourquoi nous disons que notre gouvernement est communautaire à sa manière, puisque les supérieurs reçoivent ordinairement leur charge par une élection faite par les frères et confirmée par un supérieur. En outre, pour résoudre les questions majeures, les communautés participent de plusieurs manières à leur propre gouvernement, par le biais du chapitre ou du conseil (aux niveaux local, provincial et général). L’Ordre est “synodal” parce que, dès le début, les frères ont vécu, loué, gouverné, prêché comme des frères. 

Comme nous le savons tous, nous sommes confrontés à une tradition théologique du vœu d’obéissance sans doute “différente” de celle à laquelle nous pensons habituellement ou, par exemple, de la perspective bénédictine ou jésuite. En effet, obœdire(obéir) est intimement lié dans notre tradition à ob-audire (écouter), c’est pourquoi le vœu d’obéissance est le seul vœu exprimé dans la formule de profession dominicaine ! C’est le fondement de toute autorité dans l’Ordre : écouter Dieu, l’écouter et le faire entendre par la voix des frères. Nous sommes convaincus qu’en écoutant les frères, nous écoutons la voix de Dieu. C’est pourquoi il existe également un lien intime entre le vœu d’obéissance que nous professons et notre vote : à main levée ou à bulletin secret portant des noms et exprimant le vote de chaque frère lors des différentes prises de décision ou de l’élection des frères à certaines fonctions ou charges. Le “fratres, votemus” que l’on entend si souvent des lèvres du président ou du secrétaire du Chapitre général, dès l’origine de l’Ordre, exprime de façon éclatante le sens du vœu d’obéissance qui nous unit personnellement au Maître de l’Ordre. Nous nous engageons de la même façon à obéir aux lois que nous votons et aux frères que nous élisons par notre vote. 

Au fil du temps, nous avons toujours essayé de subvenir à nos besoins et à ceux de la communauté…Mais ce que deviendront nos moyens de vivre à l’avenir, nous n’en savons rien. En effet, certaines choses ou dimensions de la vie (comme la culture elle-même) sont imprévisibles. Ce qui nous appartient, c’est de favoriser ces forces de vie qui nous échappent, qui ne sont pas prévisibles ! Saint Dominique le savait, et il a su créer un tel écosystème ! L’unité et la diversité de l’Ordre se manifestent dans une organisation complexe qui exige une attention, une évaluation et une adaptation continues. Ce n’est pas un système “simple”, mais c’est le signe d’une véritable “démocratie”, d’une véritable liberté.[8] Cet “écosystème” que Dominique a légué à sa Famille est fragile, demande beaucoup de patience et de persévérance pour être cultivé et développé, et nécessite l’implication de tous dans une recherche commune partagée. Le “pluralisme” n’est pas considéré dans l’Ordre comme une maladie passagère qu’il faudrait “tolérer”, mais comme une bénédiction qui enrichit notre patrimoine commun. Nous sommes des pèlerins itinérants, sans domicile fixe. Créer une  communauté sera toujours pour nous une tentative de chercher ensemble la vérité, où qu’elle se trouve ! C’est peut-être pour cela que, dans un texte polémique, saint Albert le Grand définissait son idéal de vie dominicaine : “In dulcedine societatis, quaerere veritatem” (Dans la douce harmonie de la vie fraternelle, chercher la vérité).

Fr. Bruno Cadoré, OP

Lors du dernier chapitre général, sans trop savoir pourquoi et peut-être par inadvertance, j’ai demandé au secrétaire général de faire l’appel des capitulaires non pas avant (comme c’est prévu) mais après l’ouverture par la prière qui inaugure le processus d’élection. Après-coup, j’en étais très heureux car cela m’a fait prendre conscience, de manière beaucoup plus vive que jamais, du mystère de communion qui préside à nos chapitres. C’est l’Esprit qui nous rassemble et fait de notre diversité un signe de communion, et c’est dans cet horizon que nous pouvons dire que nous « célébrons » nos chapitres. Il n’y eut à ce moment à BiênHoà ni grand bruit ni violent coup de vent, et pourtant c’était bien un moment de Pentecôte, rassemblant des frères des extrémités du monde, les constituant comme un corps, les animant vers la recherche commune de la manière dont ils allaient proposer aux frères de l’Ordre de poursuivre ensemble leur chemin en proclamant la proximité du Royaume. En répondant Ad Sum, chaque frère s’inscrit dans la longue tradition de l’Ordre, et l’entendant tous prennent conscience de l’état de l’Ordre et de ses nouveaux visages et lieux : qui sont les frères et où sont-ils, ceux à qui aujourd’hui Dominique dit va, étudie, prêche et établis des couvents ! Occasion de rendre grâce pour l’œuvre de l’Esprit qui pousse et accompagne l’Ordre dans son itinérance à la rencontre de ses contemporains à travers le monde !

Vraiment, Dominique avait raison de convoquer les premiers chapitres généraux en la fête de Pentecôte. Au fond, je pense que les chapitres généraux, comme aussi à leur propre mesure les chapitres provinciaux, vicariaux ou conventuels, ont cette tâche principale : se faire l’écho de l’appel à prendre le chemin ouvert par les Actes des apôtres, parce qu’il est le chemin sur lequel l’Église devient ce qu’elle est appelée à être : une communauté de frères et de sœurs dont l’unité se construit en proposant à d’autres d’accueillir la bonne nouvelle de Jésus-Christ et d’en vivre. N’est-ce pas d’ailleurs ce que le Pape François ne cesse de nous rappeler, en invitant à la fois au « cheminer ensemble » et à la « fraternité » ? Mystère de la communion promue par l’Esprit au cœur de l’histoire humaine !

Mais à l’instar de ce qu’est un sacrement, les chapitres sont signes de ce mystère parce qu’ils exposent à la Parole de grâce et de vérité, une réalité humaine très concrète. En l’occurrence, un chapitre est la manifestation que la communion – on pourrait d’ailleurs peut-être dire tout autant la fraternité – est un lent, patient, parfois difficile, travail. Comme ce « travail » de l’engendrement de nouveau dont parlait si bien l’apôtre Paul à propos de la création qui gémit dans les douleurs de l’enfantement. Lorsqu’on voit se constituer l’assemblée capitulaire, se rencontrer des frères qui ne se connaissaient pas et pourtant se reconnaissent, dialoguer des idées qui pourraient s’exclure mutuellement et désirent pourtant abandonner une prétention de vérité pour réellement « chercher avec d’autres de nouveaux chemins vers la vérité », se conjuguer des cultures si distantes les unes des autres et pourtant convaincues d’être chacune irremplaçable sans qu’aucune ne soit suffisante à elle seule pour découvrir la richesse de l’évangélisation, comment ne pas y découvrir ce lent travail d’engendrement du grand rassemblement prophétisé par Isaïe (Is. 60)? Parfois, peut-être même trop souvent, nous pouvons être tentés de considérer les chapitres comme un « exercice » presque théorique, peu efficace, trop bavard, très éloigné de la réalité concrète. Et  alors, de réduire le chapitre au texte des Actes que parfois on lit à peine, ou que l’on est, d’autres fois, tenté de lire et de critiquer comme on le ferait d’une dissertation ! Mais c’est oublier, je crois, le mystère des chapitres qui jalonnent l’aventure de cet ad-venir. La communion ecclésiale n’est pas un « groupe de projet » qui, en se fixant des objectifs et un plan stratégique, prétendrait réussir une évangélisation efficace ! Elle est bien davantage un groupe d’hommes et de femmes qui, en cheminant ensemble, sont habités du désir de découvrir qu’ils·elles sont des frères et des sœurs en Christ qui aimeraient porter au cœur de l’histoire l’espérance d’une moisson. Cette communion ecclésiale n’est pas un bataillon de semeurs qui prétendraient à une réussite efficace, mais plutôt une bien fragile fraternité de moissonneurs nomades qui partent dans le monde à la recherche des traces de l’Esprit, et sont convaincus qu’ils pourront le faire à la mesure où sans cesse ils élargiront leur fraternité à celles et ceux avec qui il leur sera donné de découvrir le mystère de l’amitié pour tous. Et, au cœur de cette communion ecclésiale, l’Ordre de Dominique a vocation d’être signe de cette aventure. 

Aussi, nos chapitres sont instruments de communion lorsqu’ils se donnent les moyens d’être des moments où des frères venant du monde entier, ou des quatre coins d’une province, ou encore de la diversité des engagements apostoliques locaux, célèbrent la grâce que Dieu leur fait d’être de tels moissonneurs. Nos assemblées capitulaires sont l’occasion de cette célébration, comme en témoignent les rencontres entre les frères, les amitiés nouvelles qui se nouent, les assemblées tout à coup unies en un même élan d’action de grâce devant telle ou telle fondation… Moments privilégiés où l’on peut découvrir que, s’il y a une fierté légitime à raconter ce que nous faisons ici ou là, il y a aussi une joie profonde bien plus enthousiasmante à découvrir la force de la prédication d’autres, qui souvent ont des audaces apostoliques, des courages missionnaires, des fidélités évangéliques auxquelles nous n’aurions peut-être jamais osé penser. Il nous faut sans cesse chercher les moyens les plus adaptés pour que, au-delà des synthèses rapides qui risquent d’abraser la « chair » de la sainte prédication, les provinces et entités de l’Ordre, mettant en commun leur histoire et leur lecture des signes des temps, apprennent à se connaître, s’adoptent mutuellement et se découvrent ensemble membres d’une même « sainte prédication » unie par une même vocation à proclamer au monde la bonne nouvelle de l’amitié de Dieu pour tous. 

Au cours de mon mandat, j’ai souvent éprouvé, en écoutant tel ou tel frère, telle ou telle sœur, en visitant telle communauté, le sentiment de me trouver en présence d’hommes et de femmes réellement saisis par la puissance mystérieuse d’une Parole qui dépassait la capacité de la raison d’en rendre compte, en même temps qu’elle excédait aussi la capacité du cœur de l’homme à accueillir autant de grâce. Et de rêver alors que nos chapitres puissent être des lieux où cet excès de la grâce de la Parole serait partagé et transmis, car c’est lui qui fonde notre communion. Pour porter à incandescence l’intelligence du cœur d’un chapitre, celle qui guidera son discernement, il ne suffit pas d’échanger des idées ou des analyses de la réalité, il faut aussi se donner les moyens de toucher les cœurs, de les abraser en quelque sorte. En créole, on chante avant l’Évangile « PawolBondyeapralblesekènou ». Comment nous donner les moyens pour que, dans un chapitre, l’aventure de la prédication des uns et des autres en vienne à « blesser » le cœur de tous ? N’est-ce pas d’une telle blessure que naît la communion ?

Nos chapitres généraux ont trois caractéristiques qui permettent de répondre à cette question. 

C’est d’abord leur composition. Le mode de représentation au chapitre ne se limite pas à celle du nombre de personnes, mais cherche à refléter aussi la diversité de la prédication. Les provinces y sont représentées comme des entités, de manière variable selon le nombre de frères, mais en donnant aussi place à la spécificité de chaque lieu où l’Ordre a envoyé des frères pour « étudier, prêcher et fonder un couvent ».

Le deuxième trait est l’invitation de tous les frères à prendre part à la préparation du chapitre général. Nous pouvons, certes, être assez fiers de ce qui déjà structure notre manière de faire aujourd’hui : les modes de représentation (élection de définiteurs et socii qui représentent non pas d’abord ni seulement un nombre de personnes mais la réalité des implantations de la prédication en un lieu), l’alternance de chapitres composés de manière différente (définiteurs, provinciaux, électifs), commissions et groupes de travail précapitulaires, rapports faits au chapitre portés à la connaissance de tous, pétitions envoyées par les frères au chapitre (dont il faudrait sans doute promouvoir encore la pratique).

Le troisième trait fait écho ce que le frère Vincent de Couesnongle aimait à nommer la « recherche démocratique de l’unanimité ». En effet, notre attachement à la « démocratie » n’a pas pour objet premier la prise de décision à la majorité, mais la mise en œuvre entre nous d’un mode de « conversation » qui permette l’émergence d’orientations soutenables par tous. En ces temps où, un peu partout, se fait jour une crise de confiance à l’égard du politique, la manière de vivre de l’Ordre exprime une confiance indéfectible en la capacité des humains à converser, à débattre, à confronter pacifiquement idées et arguments pour tâcher de déployer ensemble une « intelligence collective » sur laquelle tous peuvent s’appuyer pour formuler ensemble la meilleure solution possible à une question posée. Que de fois nous avons l’occasion d’entrer dans une assemblée capitulaire avec dans l’esprit un certain nombre d’idées pour affronter et résoudre une question, et nous sortons du débat capitulaire étonnés de voir comment l’assemblée a progressivement élaboré une orientation à laquelle nul n’avait pensé, osant tel déplacement de la question, faisant confiance à un frère ou un groupe auxquels nul n’aurait pensé, espérant un chemin inattendu mais qui pourtant apparaît tellement plus adapté ! 

Ainsi, il me semble qu’un chapitre général de l’Ordre porte dans l’Église le témoignage de ce que peut être l’aventure d’ad-venir en communion à cause de l’évangélisation de la Parole de vie et de vérité, en fidélité au propositum initial de Dominique, dont le rêve était de servir la mission de l’Église dans le monde. Et ce fut le chemin de sa sainteté…

Fr. Gerard Timoner, OP

Je suis reconnaissant à brother Timothy, fray Carlos et frère Bruno pour le partage de leurs souvenirs et réflexions perspicaces sur nos chapitres généraux. Il est certain que, comme saint Dominique, ils ont servi l’Ordre en tant que frères itinérants, visitant les frères et les sœurs dans le monde entier. En effet, l’aspect remarquable de leur itinérance était non seulement de faire un “pèlerinage” de l’Ordre, c’est-à-dire de visiter les provinces et les couvents, mais aussi de marcher avec l’Ordre, d’un chapitre général à l’autre. Ils ne nous ont pas seulement raconté “les bonnes choses qu’ils ont vues et entendues” (Actes 4,20) en cours de route, mais ils nous ont présenté des leçons importantes et des raisons de marcher ensemble sur le chemin de Dieu.”[9] Pour Augustin, l’unité d’esprit et de cœur, c’est-à-dire la communion, semble statique, sans telos explicite. Il ajoute donc : sur le chemin de Dieu

Jésus a appelé les premiers disciples à le suivre, à marcher avec lui sur le chemin (hodos), à apprendre de lui, qui est le Chemin,la Vérité, et la Vie (Jean 14,6). Au moment où ils ont tout quitté pour le suivre, les disciples ne comprenaient pas vraiment où un tel voyage les mènerait, ni comment il changerait leur vie ou celle des autres. Mais le temps qu’ils ont passé à vivre avec Jésus et à l’écouter les a formés en une communauté de disciples et, finalement, en témoins et prédicateurs de la résurrection. Le fait d’être avec Jésus sur le chemin les définit comme apôtres : “il est nécessaire que l’un des hommes qui nous ont accompagnés pendant tout le temps où le Seigneur Jésus est venu et a marché parmi nous, … devienne avec nous un témoin de sa résurrection.” De la même manière, la formation à la vie et à la mission de l’Ordre est une condition sine qua non pour la pleine participation au gouvernement de l’Ordre. Pour cette raison, c’est seulement après des années de formation qu’un frère devient membre d’un chapitre conventuel.

L’histoire des deux disciples sur la route d’Emmaüs présente des éléments qui peuvent nous aider à grandir dans notre “gouvernement communautaire” (LCO VII) ou “gouvernement capitulaire” (RFG, 16). Les deux disciples marchaient ensemble, selon les prescriptions que Jésus avait données à ceux qu’il avait envoyés prêcher le Royaume. Mais ils s’éloignaient de Jérusalem, la communauté des apôtres, parce qu’ils avaient perdu l’espoir : ” nous espérions que ce serait lui qui sauverait Israël “. Alors Jésus a marché avec eux, il leur a expliqué les Écritures et a rompu le pain. Ecouter la Parole leur a ouvert l’esprit et rompre le pain a restauré leur espérance !

Dans l’Église, l’assemblée eucharistique (synaxe) est l’expression et l’actualisation la plus élémentaire, et donc la plus universelle, du caractère “synodal” de l’Église.[10] C’est peut-être pour cette raison que le Chapitre général de Trogir en 2013 a exhorté les frères : “Nos Constitutions nous rappellent que la messe conventuelle est le signe le plus clair de notre unité dans l’Église et dans l’Ordre ; par conséquent, “il est préférable que la messe conventuelle soit concélébrée ” par les frères prêtres.”[11] En conclusion de cette lettre, je vous invite à réfléchir sur les moments de l’Eucharistie, le sacrement qui nous rassemble chaque jour, et à voir comment ceux-ci nous aideront à grandir davantage dans notre forme communautaire de gouvernement:[12]

Rassemblés au nom de la Trinité. L’Eucharistie commence par le signe de la croix et l’invocation de la Trinité. Le frère Bruno a mis en avant l’inversion de l’appel des capitulaires et de la prière d’ouverture du dernier Chapitre général de BiênHòa : “C’est l’Esprit qui nous rassemble et fait de notre diversité un signe de communion, et c’est dans cet horizon que nous pouvons dire que nous “célébrons” nos chapitres.” Un rassemblement qui est convoqué au nom de Dieu, signifie que ses actes sont faits en Son Nom. Dans un sens profond, l’Église devient un sacrement du Christ car elle devient porteuse de sa Présence : “Car là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux” (Mt 18,20). Ainsi, lorsque des divisions apparaissent ou que des lignes de fracture se manifestent dans une communauté en raison de différences de convictions, il est temps de s’arrêter et de se demander sérieusement si l’adhésion à ces convictions qui divisent est vraiment faite au nom de Dieu et révèle bien la présence du Christ au milieu de nous.

La réconciliation. Une assemblée convoquée au nom de la Trinité favorise la communion par un acte de réconciliation avec Dieu et avec les autres. La confessio peccati célèbre l’amour miséricordieux de Dieu et exprime le désir de ne pas laisser la tendance à la division du péché faire obstacle à l’unité : “Si donc tu présentes ton offrande à l’autel, et que tu te souviennes que ton frère à quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande” (Mt 5,23-24). Si les décisions que nous prenons dans un chapitre ont pour but ultime de nous aider à prêcher l’Évangile, alors la conviction que « la réconciliation est un chemin important pour la nouvelle évangélisation »[13]  requiert notre examen le plus sérieux.

Dialogue dans la prière. Au cours de la célébration eucharistique, nous écoutons la proclamation de la Parole de Dieu, et sa mise en lumière dans l’homélie. Essentiellement, la prédication de la Parole de Dieu est dialogale : pour que la prédication transmette vraiment le message de Dieu, le prédicateur et ses auditeurs doivent contempler la Parole de Dieu. Pour toucher le cœur des gens, le prédicateur doit écouter attentivement les situations de vie de son peuple. Cette structure dialogale de la liturgie est un modèle de dialogue pour le discernement communautaire : avant de nous écouter les uns les autres, nous devons d’abord écouter, dans la prière, la Parole de Dieu, afin de pouvoir vraiment discerner sa volonté pour notre communauté. Parler avec Dieu ou de Dieu[14], Saint Dominique a incarné cette double dimension. Le frère Timothy a souligné que notre “structure démocratique” est vraiment dominicaine : ” nos débats et nos votes sont une tentative d’entendre la Parole de Dieu qui nous appelle à apprendre l’art d’être disciple”…[15] Fray Carlos a souligné la dimension “horizontale” de ce dialogue qui s’enracine dans la misericordia : “la compassion apporte l’humilité à notre prédication – humilité par laquelle nous sommes prêts à écouter et à parler, à recevoir et à donner, afin d’influencer et d’être influencés, d’être évangélisés et d’évangéliser”.[16]

Communion. La grâce (res tantum) de l’Eucharistie est la communion avec Dieu et avec les autres.[17] « L’Eucharistie crée la communion et favorise la communion. »[18]  La naissance de l’Église à la Pentecôte a vu la convergence de personnes venant littéralement de différentes routes. L’Eglise ekklesia a la grâce d’embrasser la diversité, d’être vraiment katholikos, elle a amené de nombreux peuples de “différentes routes et de différents milieux” à prendre une unique direction, à devenir des hommes et des femmes qui sont dès le début connus comme les « adeptes de la Voie », qui appartiennent au Chemin, hodos (Ac 9,2 ; 19,9.23 ; 22,4 ; 24,14.22).[19]

Mission. Ite, missa est. La communion vise à l’envoi en mission. Celui qui reçoit la sainte communion est poussé à partager, à porter Jésus aux autres. De même, notre communion fraternelle est toujours orientée vers la mission, au-delà de nous-mêmes, pour prêcher l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre (Actes 1,8).

Lors d’un chapitre général, des frères viennent de toutes les parties du monde pour célébrer notre communion dominicaine. Après la conclusion du chapitre, ils rentrent chez eux dans leurs provinces. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, même s’ils se séparent et vont dans des directions différentes, ils continuent à marcher ensemble, car tous nous appartenons à la famille de saint Dominique, lumen ecclesiae, et nous avons une seule mission : faire rayonner la lumière du Christ, le Verbe incarné, dans le monde.

Maître de l’Ordre

__________


NOTES

[1] Bien qu’une traduction plus littérale soit “Car il a semblé bon à l’Esprit Saint et à nous de ne pas vous imposer un fardeau plus lourd que ces éléments essentiels”, le texte grec fait état d’un discernement et d’une décision des apôtres guidés par l’Esprit, ce qui est rendu un peu vaguement mais clairement par “nous avons décidé, l’Esprit Saint et nous…”.

[2] Cette pratique juive du tirage au sort se fait “en présence du Seigneur” ; par exemple, Josué a tiré au sort quand il a attribué les terres aux Israélites (Josué 18,6.8.10). Certes, c’est le Seigneur, et non le hasard aveugle, qui décide : “Le sort est jeté dans le sac, mais c’est de l’Éternel que vient toute décision” (Proverbes 16,33).

[3] Ignatius of Antioch, Ad Ephesios IX, 2; Franz Xaver. Funk (ed.), Patres apostolici I, Tubingen: H.Laupp, 1901, p. 220.

[4] Matthieu de Paris, cité par Marie Dominique Chenu ‘L’Ordre de Saint Dominique : A-t-il encore sa chance ?’ Une conférence donnée à Toulouse, le 11 octobre 1970.

[5] Ibid. Ma traduction (T.Radcliffe).

[6] Modernité Liquide, Cambridge: PolityPress, 2000.

[7] Fergus Kerr OP ‘La charité en tant qu’amitié’ dans Brian Davies OP (ed.) Langue, Signification et Dieu : Essais en l’honneur de Herbert McCabe OP, London : G. Chapman, 1987, p. 21.

[8] Cet équilibre entre la nouveauté permanente de l’Ordre et sa tradition multiséculaire est souligné par le frère Henri Lacordaire dans son Mémoire pour la restauration de l’Ordre en France : ” Peut-être me demanderez-vous aussi pourquoi j’ai préféré rétablir un ancien Ordre plutôt que d’en fonder un nouveau. Je répondrai deux choses : premièrement, la grâce de fonder un Ordre est la grâce la plus élevée et la plus rare que Dieu accorde à ses saints, et je ne l’ai pas reçue. En second lieu, si Dieu m’accordait le pouvoir de créer un Ordre religieux, je suis sûr qu’après mûre réflexion, je ne découvrirais rien de plus adapté à notre temps et à ses besoins que les Constitutions de Saint Dominique ; elles n’ont d’ancien que leur histoire et je ne verrais aucune raison de torturer l’intelligence pour le seul plaisir d’être d’hier”.

[9] La Règle de St Augustin (textus receptus ab Ordine) que l’on trouve dans le LCO dit : et vobis anima una et cor unum (Act 4,32) in Deo. Cette version, ‘in Deo’ (ablatif) indique une position qui est statique. Alors que la Regula servos Dei (PL 32) utilise in Deum’ (accusatif) qui exprime le mouvement :’vers Dieu’. Dans ce message, je propose une réflexion à partir du sens dynamique, c’est à dire la version ‘in Deum’ que Saint Augustin a utilisée pour expliciter le ‘vivre dans l’unité’ : Et quid in unum ? Et erat illis, inquit, anima una et cor unum in Deum. (Enarrationes in Psalmos, 132,2, PL 36) ainsi que dans sa lettre aux moniales écrite vers 434, où il utilise la même expression : Primum propter quod estis in unum congregatae, ut unanimes habitetis in domo, et sit vobis cor unum et anima una in Deum (Epistola 211, 5 PL 33 ; toutes les citations latines proviennent de l’édition Nuova Biblioteca Agostiniana). C’est pour cette raison que Van Bavel affirme : ” È caratteristico di Agostino aggiungere quasi sempre all’idea di “un cor solo e un’anima sola, tratta degli Atti degli apostoli, la frase : “.in cammino verso Dio” (C’est typique d’Augistin d’ajouter presque toujours à l’expression “un cœur et une âme” tirée des Actes des Apôtres, l’idée “en route vers Dieu “). Cf. Tarcisius Van Bavel OSA, La Regola di Agostino d’Ippona, Palermo : Edizioni Augustinus, 1986, p. 48.

[10] “Ἐκκλεσίασυνόδουἐστὶνὄνομα” “l’Église est un autre mot pour synode” cf. Jean Chrysostome, Exp. in Psalm., 149, 1: PG 55, 493.

[11] LCO 59 §§ I & II, ACG Trogir 63 (2013) n°3.

[12] Cf. Commission théologique internationale, La synodalité dans la vie et la mission de l’Église (2018), 109.

[13] Benoît XVI, Homélie, Liturgie d’ouverture, Synode des évêques (2012).

[14] Constitution fondamentale de l’Ordre des Prêcheurs, II.

[15] Timothy Radcliffe OP, “Liberté et Responsabilité” in Id., Sing a New Song : The Christian Vocation, Dublin : Dominican Publications, 1999, p. 86. Je voudrais remarquer que, comme on le dit souvent, l’obéissance est le principe de l’unité. C’est la vertu qui nous rapproche de Dieu et les uns des autres : “Tout cela nous a fait prendre conscience que nous ne pouvons approfondir notre relation avec la Parole de Dieu qu’au sein du “NOUS” de l’Église, dans l’écoute et l’acceptation mutuelles” (cf. Benoît XVI, Exhortation post-synodale Verbum Domini, 4). Certes, la vertu d’obéissance favorise le dialogue, mais les discussions ne peuvent pas se prolonger ad infinitum. Ainsi, après que chacun ait été entendu de manière équitable, l’organe compétent (chapitre, conseil) ou le responsable de la communauté (prieur, provincial, maître de l’Ordre) ont le devoir d’articuler une décision fondée sur ce qui a été entendu et sur les lois pertinentes.  Rappelons qu’après avoir écouté tout le monde, Jacques, qui était le chef de la communauté de Jérusalem, a prononcé son jugement (Ac 15,19), un jugement qui était le résultat d’un discernement communautaire sous la direction de l’Esprit Saint (Ac 15,28). Voir les articles récents sur notre forme de gouvernement : Viliam Stefan Doci OP, ” La démocratie – une marque de l’Ordre dominicain ? ” dans Wort und Antwort 62/1 (2021), pp. 6-11 et Benjamin Earl OP, ” Spiritualité de la législation dominicaine pour l’exercice du gouvernement ” dans Analecta Ordinis Praedicatorum 126 (2018), 99-111.

[16] Carlos Azpiroz-Coa  OP “L’annonce de l’Évangile dans l’Ordre des Prêcheurs” in Analecta Ordinis Praedicatorum 110 (2002), p. 488.

[17] Thomas Aquinas OP, Summa Theologiae III, q. 73, a. 4, resp.

[18] John Paul II Lettre Encyclique Ecclesia de Eucharistia, 40.

[19] hē hodos est un nom typiquement lucanien pour désigner les premiers chrétiens en tant que groupe. Voir Joseph Fitzmyer, SJ, “La désignation des premiers chrétiens dans les Actes et leur signification in To Advance the Gospel 2nd edition, Grand Rapids : W.B. Eerdmans, 1998, pp. 320-321.

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