“Dominicanes in synodi coetu de synodalitate”
Il y a des mots qui, tout au long de l’histoire de l’Église, ont été utilisés pour signifier un profond désir de “retour aux origines”. Ces expressions n’ont pas été utilisées dans une perspective mélancolique des temps passés, ni dans un désir d’échapper à l'”aujourd’hui” que la Providence nous présentait. Nous savons en ce sens ce que signifie la “REFORME”, communément appelée “grégorienne”, du nom du premier pape qui l’a promue, et qui a accompagné plusieurs siècles de cette histoire. Ce contexte, qui s’étend sur plusieurs siècles, a certainement été le cadre dans lequel est né l’Ordre des Prêcheurs et dans lequel saint Dominique a puisé le désir d’être fidèle à l’idéal de vie des Apôtres.
Ce désir de réforme a peut-être trouvé son expression “synodale” dans des conciles tels que le quatrième concile du Latran, qui a donné son impulsion ou son cadre juridique à cet idéal.
Le terme “réforme” est peut-être mieux connue en relation avec les travaux entrepris par le Concile de Trente et, redondance mise à part, les réformes qu’il a inspirées à l’Église. Ses décisions ont même été étudiées en tant que contrepartie de la “Réforme” (entendue comme schismatique), communément et peut-être trop simplement appelée “La vraie Réforme” ou “Contre-Réforme”.
Il n’échappe à personne qu’au cours de ces siècles, il y a des figures vraiment précieuses qui ont porté ce désir de remonter aux sources : sainte Catherine de Sienne (que certains appellent la “Mère de la Réforme”) pour citer celle « à qui a été transmise toute l’âme de saint Dominique », comme l’a exprimé le frère Aniceto Fernández, OP, en écrivant à l’Ordre lorsqu’elle a été déclarée Docteur de l’Église. D’un autre point de vue analogue, saint Pie V….
Après la Révolution française (ou “les” révolutions, pour être plus précis : 1789, 1830, 1848… et ce qu’on appelle l’Empire napoléonien, avec ses tonalités anticléricales, etc.), non seulement les monarchies combattues par l’Empereur, mais aussi l’Église elle-même, ont utilisé une autre expression, tout en assumant le désir profond de revenir aux origines : la RESTAURATION. Pour l’Église, il ne s’agissait pas, je le répète encore une fois, d’un simple désir de “revenir en arrière”. Au contraire, il fallait tirer les leçons, comprendre les motifs et les causes de ces révolutions et de l’anticléricalisme lui-même, en promouvant un profond changement évangélique ! L’Ordre fut également à l’avant-garde de cette “restauration”. Il suffit de citer le frère Henri-Dominique Lacordaire, OP, dans sa prédication et son fameux “Mémoire pour la restauration de l’Ordre…”.
Pour le dire brièvement, les deux guerres mondiales ont également soulevé d’énormes questions pour l’humanité, en particulier pour l’Europe, qui a fait de ces guerres son champ de bataille le plus visible (avec d’ailleurs divers “échos” dans les domaines coloniaux des puissances européennes). Le mot RENOUVEAU a été celui qui a essayé d’embrasser et d’assumer ce même désir. On peut même parler de divers aspects d’un renouveau “préconciliaire” (déjà en matière liturgique, d’études bibliques, etc.) ; “conciliaire” (la célébration du Concile du Vatican comme le plus grand événement ecclésial du XXe siècle) et “post-conciliaire” (en ce qui concerne les conséquences de ce Synode dans la vie de l’Église universelle, parce qu’il l’a été et qu’on l’a parfois appelé ainsi). Nous nous souvenons de nombreux penseurs et théologiens de l’Ordre qui ont influencé les textes conciliaires par leurs réflexions : frère Yves Marie-Joseph Congar, OP, frère Marie-Dominique Chenu, OP, etc.
En particulier (mais pas exclusivement) le Concile ou les “Pères du Concile” (dans leurs travaux de préparation, de développement et dans leurs enseignements en les mettant en pratique dans toute l’Église) ont utilisé d’autres mots qui voulaient d’une certaine manière manifester le RENOUVEAU. Curieusement, dans des langues différentes, celles de ceux qui les ont prononcées ou promues, et même beaucoup, dans des langues différentes, les citaient tels quels, comme les “Pères” les avaient employés dans leurs écrits :
- Ressourcement : retour aux sources (gratitude pour le passé).
- Aggiornamento : mise à jour pour aujourd’hui (vivre passionnément le présent).
- Développement : le développement de la doctrine (se projeter vers l’avenir).
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Deux documents de la Commission théologique internationale publiés pendant le pontificat du pape François ont une importance décisive pour comprendre plus profondément le sens des mots SYNODE – SYNODALITÉ, à partir de celui du baptême et de la coresponsabilité de chaque baptisé dans la vie et la mission de l’Église. Une Église qui est synodale : ” La synodalité dans la vie de l’Église ” (2018) et ” Le sensus fidei dans la vie de l’Église ” (2014).
Le premier des deux documents cités, bien que postérieur à celle du sensus fidei, montre clairement le sens principal des deux termes SYNODE et SYNODALITÉ, en reconnaissant et en présentant même des sens ou des significations analogues très divers. En effet, on ne peut pas parler d’un sens ou d’une signification unique et univoque de ces mots. On ne peut pas non plus dire que chacune de leurs significations n’a rien à voir avec l’autre, comme s’il s’agissait d’expressions totalement différentes, sans aucune relation profonde entre elles, sans équivoque ! La tentation de tout fondamentalisme et de son pendant, le relativisme, nous guette toujours dangereusement lorsque nous voulons tout réduire à un seul sens exclusif et excluant, ou lorsque nous utilisons pour tous les mots des perspectives totalement différentes, sans rapport les unes avec les autres, rendant impossible également un véritable dialogue.
Notre ” aujourd’hui ” de l’Église nous demande à juste titre d’approfondir le sens profond de ce mot qui exprime avec simplicité un désir ecclésial : ” Marcher ensemble “. Une analyse sémantique, syntaxique, morphologique de l’expression ne suffira pas. Le sens commun, le sens de la Foi du Peuple de Dieu, la comprend, même s’il ne peut l’exprimer en idées ” claires et distinctes “, à partir de la hauteur et de la largeur, de la longueur et de la profondeur du mystère de Dieu manifesté dans le Christ et dans son Eglise. Cela s’exprime avant tout par le désir d’y participer, d’en être partie prenante. L’appel synodal, par un jeu de mots, nous encourage (en espagnol, cela est plus évident) : ” “No se aparte, sea parte”
Je dois admettre que dans la vie religieuse, au moins dans mon expérience personnelle de frère de l’Ordre des Prêcheurs, que ce soit dans les ” chapitres ” (locaux, provinciaux ou généraux), j’ai été un témoin direct et privilégié de ce que signifie traiter, discerner, définir communément tout ce qui ” touche ” à la vie des frères ou à de nombreux aspects de la vie des contemplatifs de l’Ordre ou même des questions propres à la Famille dominicaine.
Ce TOUS, QUELQUES UNS, UN (selon les degrés et niveaux d’autorité personnelle ou collégiale) est constamment présenté dans l’Ordre comme ” assis autour d’une table “. C’est ce que l’Ordre a voulu célébrer en ces années qui marquent l’anniversaire de 8 siècles de confirmation de l’Ordre, de la ” Pâque ” de saint Dominique. Nous sommes tous frères et sœurs (Fratres – Sorores), en tant que frères, moniales, sœurs dans les communautés de nos congrégations contemplatives et religieuses, membres des fraternités laïques de l’Ordre, etc.
Pour comprendre cela, il est toujours bon de remettre en avant le principe canonique médiéval (règle de droit) qui imprègne notre mode de vie et de gouvernement : “Quod ad omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet“.1 Dans cet esprit, le bienheureux Humbert de Romans, quatrième successeur de saint Dominique (1254-1263), écrivait avec beaucoup de bon sens : « Le bien qui est accepté par tous est promu rapidement et facilement. »
Si l’on se réfère plus précisément aux chapitres généraux des frères, ceux-ci se sont succédé à une fréquence variable à partir de 1220. Si je ne me trompe pas, avec le dernier chapitre général des définiteurs tenu à Tultenango au Mexique (2022), il y a eu 291 chapitres généraux dans l’histoire de l’Ordre !
Je me permets une digression, que je crois importante même si elle semble être une note purement “politique” (apparemment, puisque la politique est l’expression suprême de la charité, puisque c’est la charité ordonnée au bien commun). Mais l’âme de toutes ces institutions propres à la vie et au gouvernement de la vie religieuse a été, précisément, la “synodalité”.
Il est important de noter l’influence réciproque des systèmes sociopolitiques de l’époque et de l’histoire de la vie religieuse à travers l’histoire de l’humanité. En fait, des mondes culturels apparemment différents sont intimement liés.
Lorsque, aux XIIe et XIIIe siècles, les municipalités, les corporations et les universités commencent très lentement à recourir au système du scrutin et du vote secret, les Ordres et l’Eglise utilisent déjà ces techniques électorales et délibératives depuis plusieurs siècles, et bien d’autres, plus élaborées et plus sûres.
En 1216, Jean sans Terre est contraint d’accorder la “Magna Carta“, ébauche très vague et embryonnaire du régime parlementaire. Depuis un siècle, sous la Carta Caritatis (1119), une assemblée représentative régulièrement élue fonctionnait dans l’Ordre cistercien, qui se réunissait chaque année : le chapitre général.
En 1689, pour donner un dernier exemple, l’un des plus anciens textes constitutionnels de l’histoire européenne, la Déclaration des droits, a vu le jour. Cela faisait presque dix ans que ses Constitutions avaient organisé l’un des premiers instituts religieux dédiés à l’éducation et l’un des plus développés aussi : les Frères des Écoles chrétiennes de saint Jean-Baptiste de La Salle.
Si l’on se contente d’analyser l’histoire de ces instituts religieux, dont l’Ordre des Prêcheurs, d’un point de vue “naturel”, plusieurs questions viennent à l’esprit : comment ont-ils survécu à tant de guerres, de luttes, de tensions ou de divisions, de suppressions ou d’exclaustrations imposées par les différentes autorités civiles à des époques aussi diverses que celles des monarchies absolues, des empires personnalistes, des républiques à caractère clairement anticlérical ?
Les Règles et Constitutions des Instituts religieux fondés pour le “salut des âmes” continuent d’être une tentative de “rationalisation” et/ou de “sécularisation” dans la sphère du pouvoir politique d’une mission qui a manifestement une finalité “surnaturelle”. Dans ces lois, tout semble être construit comme si la Providence n’intervenait pas à chaque instant, voire comme si tout dépendait des hommes.
Dans diverses règles prescrites, par exemple pour les élections, tout est également prévu pour éviter les fraudes, dans un souci de clarté.
Saint Benoît, saint François et saint Ignace, qui ont réservé tant de belles paroles à l’autorité dans la vie religieuse, ont en quelque sorte prévu pour leurs fils des mécanismes constitutionnels destinés à éliminer les abbés ou les supérieurs qui n’étaient pas dignes de leur charge et qui n’adaptaient pas leurs directives aux fins prévues pour chaque Institut. Les vastes pouvoirs d’un Supérieur général ne sont tels que dans la mesure où ils construisent et édifient la communauté qui les a élus et favorisent les moyens correctement ordonnés à ses fins. C’est pourquoi des limites sont fixées et des “contrepoids” à son autorité sont établis.2 Par l’histoire, nous connaissons le sens de la célèbre maxime : « Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument »
Les instituts religieux doivent être gouvernés. Ainsi, les défis du gouvernement des êtres humains se posent immédiatement, des problèmes similaires, sinon identiques, à ceux du “civil” ou du “monde”. Il s’agit du choix des gouvernants, de l’adaptation des textes constitutionnels à la réalité changeante des sociétés, de l’équilibre entre une centralisation rigide et une décentralisation centrifuge, des problèmes ou des défis que peuvent poser une administration efficace mais distante ou un style de gouvernement respectueux de ce qui se vit au niveau local mais qui manque de sens d’appartenance, des droits des sujets et des prérogatives des supérieurs, etc.
Ainsi, le gouvernement des religieux s’offre à nous comme une expérience politique exceptionnelle qui s’est poursuivie, non sans incident, mais au moins sans rupture pendant des siècles, sur la base de certains postulats.3 Parmi ces présupposés, nous en distinguons certains qui sont constants, comme la Règle, les Constitutions et l’esprit chrétien. D’autres sont variables au maximum, parce que telles sont les conditions imposées par l’histoire.
Le style de gouvernement des personnes consacrées manifeste leur spiritualité. Elles sont l’expression du charisme des fondateurs qui dans l’Église, in medio Ecclesiae, ont été confirmés par l’autorité compétente.
Bahía Blanca, 1er mai 2024
Mémoire de Saint Joseph, ouvrier
+ Carlos Alfonso Azpiroz Costa OP
Archevêque de Bahía Blanca
- Expositio Regulae, XVI in Opera de vita regulari, ed. J.J. Berthier (Casali 1956) vol I, p. 72 ; cf. Liber Constitutionum et ordinationum Fratrum Ordinis Praedicatorum (LCO) n. 6. 6 ↩︎
- John Emerich Edward Acton (Naples 1834 – Tegernsee 1902), dans une lettre écrite en avril 1887 à Mandell Creighton (futur évêque anglican de Londres), a prononcé sa phrase la plus célèbre : « Power tends to corrupt, and absolute power corrupts absolutely». ↩︎
- Benoît XVI, Discours aux membres de la Curie romaine à l’occasion de Noël, 22.12.2005. ↩︎