Le mur de prière indestructible – Expériences d’une première visite en Ukraine

« Quels sont tes projets pour aujourd’hui ? » – « Ne pas mourir. » Un des jeunes liés à nos frères de Khmelnitski me dit que cette phrase, teintée d’humour de potence, est souvent entendue en Ukraine en ce moment. Deux aspects contrastés m’accueillent régulièrement en Ukraine : l’humour, la chaleur et la grande gentillesse, mais aussi une profonde tristesse provenant d’un abîme de peurs et d’expériences qu’il est difficile de comprendre de l’extérieur. Aujourd’hui, on considère que 80 % des Ukrainiens sont traumatisés par la guerre – on ne peut qu’imaginer ce que cela signifie pour l’avenir. Les soldats rentrent chez eux incapables de parler de leurs expériences ; l’un d’entre eux a même interrompu une célébration de la Saint-Nicolas pour les enfants, en criant qu’il était impossible de célébrer la Saint-Nicolas étant donné ce qui se passe sur les lignes de front. Tout cela ne donne qu’un faible aperçu de ce que les gens au front ont dû endurer.

Cependant, cela ne se limite pas uniquement au front. L’une des premières images indélébiles est celle des cimetières autour des églises, où des drapeaux ukrainiens marquent les tombes des soldats morts au combat. Dans certains cimetières, comme à Kharkiv, le nombre de tombes est presque insupportable. Se trouver dans les vastes champs de tombes ornées des photos de jeunes soldats, et parfois de soldats plus âgés, est une expérience déchirante et bouleversante. Derrière chaque destin, derrière chaque famille, se cache une immense souffrance. Dans l’un de ces cimetières, la mère d’un soldat défunt nous offre des bonbons – un geste simple, symbole de ce qu’elle ne peut plus offrir à son propre enfant, mais qu’elle peut encore partager avec d’autres qui sont toujours en vie.

Les frères me disent que presque toutes les familles sont directement touchées par la guerre, à travers la mort d’un soldat sur le front. D’un côté, la guerre semble lointaine et la vie normale se poursuit dans les rues : les gens rient, font leurs courses et vivent leur vie quotidienne. D’autre part, la guerre semble proche et omniprésente, et pas seulement dans les affiches appelant au soutien des soldats et des nouvelles recrues. Sans parler des bombardements qui visent systématiquement les villes, surtout la nuit. À Kiev, les alarmes se déclenchent au moins deux fois par nuit, un rythme diablement calculé pour empêcher le repos et rappeler que le « grand voisin » ne s’arrêtera pas tant que l’Ukraine ne sera pas brisée. Contrairement à moi, qui me réveille chaque fois au son des sirènes ou des explosions, les frères se sont tellement habitué qu’ils ne les entendent plus et n’y réagissent plus – mais les alarmes laissent toujours une empreinte dans leur cœur et leur âme. Malgré la lassitude que je constate chez les gens, une chose ressort très nettement : leur volonté de liberté et d’autodétermination. Sur le site commémoratif de Bucha, nous lisons cette phrase provocatrice : « La volonté l’emporte » – une devise qui semble être la force motrice de toute l’énergie de ce peuple et qui soutient son combat. Un frère qui vit en Ukraine depuis longtemps me dit que ce désir inflexible de liberté est peut-être la plus grande différence entre la mentalité des Russes et celle des Ukrainiens.

Lors de ma première prédication en Ukraine, j’ai parlé de l’Évangile de Bartimée (Marc 10,46-52). J’y ai vu une image de l’Ukraine : Bartimée, qui crie et supplie Jésus de l’aider, est réprimandé par ceux qui l’entourent. Ils lui disent de se taire et d’accepter son sort, mais il crie encore plus fort jusqu’à ce que Jésus l’entende. Ce cri semble résonner dans le cœur des Ukrainiens, mais aussi en Occident, où certains affirment qu’il est vain de s’opposer à la Russie et qu’il faut se soumettre. Je me souviens encore de ma surprise, au début de la guerre, de voir que l’Ukraine n’était pas simplement envahie, mais qu’elle résistait avec tant de courage et d’intelligence, stoppant l’avancée militaire sur Kiev, Kharkiv et d’autres parties du pays. Pendant mon séjour en Ukraine, il m’est apparu de plus en plus clairement que c’est cette volonté de liberté que Poutine ne peut tolérer dans les environs de son pays – une volonté qu’il cherche de toutes ses forces à briser. Il m’est également apparu plus clairement que cette guerre vise à briser un peuple ; il ne s’agit pas seulement de l’annexer à son empire, mais de vaincre quelque chose qui pour lui est beaucoup plus dangereux.

Si je cherche la source de cette force intérieure, mes différentes rencontres m’apportent des réponses diverses : à côté de la volonté de liberté, beaucoup de personnes font preuve d’une profonde spiritualité. Nos laïcs dominicains de Khmelnitski me disent qu’ils ne pourraient pas supporter la situation sans cette relation et cet enracinement en Dieu. La directrice de nos écoles à Fastiv dit que l’Eucharistie quotidienne lui donne la force de soutenir les autres et de ne pas perdre espoir. Il est impressionnant de voir comment la foi devient un point d’ancrage central dans une telle situation, comment elle démontre sa puissance et avec quelle force les gens ici affrontent leur situation. Une chose devient très tangible ici : dans la foi, il y a la force et la liberté.

L’évêque de Kharkiv m’offre un insigne avec le célèbre emblème de l’armée ukrainienne, sur lequel est inscrit en ukrainien le mot « Liberté » – au centre de l’emblème se trouve la Croix. Je ressens cela comme une expérience profondément personnelle lorsqu’il m’explique que la véritable liberté se trouve dans le Christ et sa Croix (cf. Galates 5,1).

Et ce, malgré les tentatives répétées de briser précisément cette liberté et cette force – comme s’il y avait un plan d’ensemble derrière les nombreuses actions inhumaines des agresseurs dont nous prenons connaissance. Lorsque nous – les Provinciaux français Nicolas Texier et Olivier Donjon de Saint Martin, et le Provincial polonais Lukasz Wisniewski – nous trouvons à Bucha devant le monument dédié à ceux qui ont été cruellement et souvent arbitrairement assassinés par les Russes, et que nous voyons les images des atrocités dans l’église voisine, nous restons sans voix et poursuivons notre voyage en silence.

À Borodyanka, cependant, nous découvrons une autre facette. À une vitesse stupéfiante, cet endroit, où des atrocités similaires ont été commises et où, par exemple, la place principale a été en grande partie détruite, a été reconstruit et ses blessures extérieures réparées. Un immeuble résidentiel détruit a été laissé dans son état de ruine – délibérément – car il est devenu un symbole de la destruction russe dans les médias.

Ici, le célèbre artiste Banksy s’est subtilement opposé à la destruction, en laissant derrière lui des œuvres d’art qui, d’une manière à la fois spirituelle et profonde, visent à apporter de l’espoir. L’une d’entre elles est « David et Goliath » : un petit garçon met à terre un adulte (portant les traits de Poutine, qui s’est souvent présenté par le passé comme un symbole de force, notamment en tant que combattant de karaté).

Une autre représente une jeune fille (dont l’histoire réelle est tragique) faisant de la gymnastique sur les ruines. Toutes deux sont des images d’espoir, peut-être ce dont l’Ukraine a le plus besoin en ce moment. Un autre artiste, probablement local, a peint une violoniste dans le trou créé par les obus dans un immeuble résidentiel. Elle joue la chanson de l’espoir, et les notes s’écoulent dans les ruines aux couleurs du drapeau ukrainien, proclamant autre chose que la destruction et reconstruisant les âmes au milieu de la dévastation.

À Borodyanka, Nous rencontrons également Ludmilla, qui collabore étroitement avec notre confrère, le père Mischa Romaniv, de notre centre de réfugiés à Fastiv. Elle a perdu ses deux enfants pendant la guerre (le corps de son fils n’a même pas pu être identifié), et pourtant aucun mot de colère ou de haine ne s’échappe de sa bouche. Au contraire, elle dit que le plus important est de transmettre de l’amour aux gens et de ne pas laisser les cœurs se noyer dans la douleur. Lorsqu’elle nous rencontre, elle apparaît incroyablement joyeuse et pleine de vie, mais derrière cette joie se cache une immense tristesse. Ces contradictions sont ce que je rencontre constamment en Ukraine, et il est frappant de constater à quel point on se sent enrichi à l’issue de ces rencontres, malgré les profondes blessures qui s’y révèlent. Mais de beaucoup de ces cœurs ouverts, une source de soutien a émergé pour les autres, comme le père Jaroslaw l’a décrit de manière si émouvante dans ses lettres au début de la guerre.

Le Père Mischa, qui dirige le centre pour enfants, handicapés et réfugiés de Fastiv, souhaitait que Sainte Marguerite de Castello, récemment canonisée, soit co-patronne de la chapelle inaugurée ce dimanche-là, aux côtés de Saint Martin de Porres. Notre Maître de l’Ordre, le père Gérard Timoner, a écrit une belle lettre à son sujet dans une lettre adressée aux habitants de Fastiv. Il a écrit : « Sainte Marguerite était aveugle, mais elle voyait la bonté des gens ; elle était née avec une jambe plus courte que l’autre, mais elle marchait avec grâce parce qu’elle marchait humblement en présence de Dieu. Elle aimait d’un cœur généreux, même si elle n’avait pas été aimée dans son enfance. En vérité, elle était une « guérisseuse blessée », une personne handicapée qui aidait les autres à guérir, une marginale qui accueillait les opprimés. Vraiment, elle était une belle image de l’amour transformant de Dieu ».

C’est précisément ce que je constate souvent chez les Ukrainiens. Malgré toutes les souffrances et les blessures personnelles, ils parviennent à offrir des moments de beauté, d’espoir et d’amour, de sorte qu’au milieu de la douleur et de la destruction, « la mèche qui fume encore ne s’éteint pas » (Isaïe 42,3), et qu’une petite lumière d’espoir brille.

Bien sûr, les blessures demeurent, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Même dans les rues, elles sont visibles à chaque coin. Alors que les Ukrainiens s’efforcent de guérir rapidement les blessures extérieures (signe de leur détermination à résister), les blessures intérieures accompagneront ce peuple pendant longtemps, en particulier les enfants privés de l’insouciance de leur enfance. Je suis impressionné par la rapidité avec laquelle l’Église et les frères ont réagi pour apporter toute l’aide possible. À l’Institut Thomas de Kiev, il y a un programme de formation d’un an pour les laïcs pour traiter le stress post-traumatique, et dans le foyer de réfugiés de Fastiv, ces connaissances sont mises en pratique.

Je suis profondément impressionné par la manière dont les frères, malgré leur petit nombre (22 dans le vicariat), font une différence notable dans divers domaines. Ils œuvrent dans la formation intellectuelle (enseignement universitaire, formation de catéchistes, et de nouveaux projets à l’Institut Thomas, dont un institut historique pour l’histoire de l’Église en Ukraine), le travail pastoral et paroissial, et l’aide sociale (le Centre Saint-Martin de Porres à Fastiv, qui sert de foyer pour enfants et réfugiés, offre des soins aux personnes handicapées et assure une assistance dans les zones de guerre). Le travail diligent et bien organisé des frères en Ukraine a un impact réel. Le grand groupe d’assistants (dont certains de Varsovie qui sont liés à nos frères) rassemblés autour du père Mischa s’étend non seulement à Fastiv, mais aussi aux frontières de l’Ukraine. Ce groupe fonctionne comme une grande famille, travaillant ensemble chaleureusement pour apporter de l’espoir et de l’humanité au monde. Ils parviennent également à réunir différents collaborateurs de divers pays pour des projets tels que la construction du nouveau Centre St.-Martin.

Cela se réalise grâce au cœur du projet, le père Mischa, très aimé et apprécié à Fastiv (et dont les idées novatrices sont si nombreuses qu’il est difficile de toutes les suivre), ainsi qu’au père Jaroslaw Krawiec, dont les lettres envoyées d’Ukraine au début de la guerre ont profondément touché de nombreuses personnes. Avec sa chaleur, ses talents de communicateur et d’organisateur, le père Jaroslaw relie les initiatives sur le terrain à de nombreuses régions du monde. Par exemple, la Province occidentale des Dominicains aux États-Unis a joué un rôle déterminant dans la collecte de fonds pour le foyer de réfugiés et sa chapelle, que nous avons inaugurés le dernier jour de ma visite. Leur contribution est honorée dans la chapelle.

Si beaucoup de choses sont construites, beaucoup d’autres sont détruites. À Kharkiv, nous sommes accueillis par des explosions tant à notre arrivée au prieuré qu’à la résidence de l’évêque. La rencontre avec Monseigneur Pavlo, dont le diocèse englobe toute la région du Donbas, est l’un des moments les plus émouvants. Dans sa chapelle se trouve une Madone provenant de l’église détruite de Bakhmut.

Il raconte que sur les 70 000 catholiques que comptait l’église à l’origine, il n’en reste que 2 500, mais que tous les prêtres sont restés. Le témoignage le plus important, dit-il, est de rester, et c’est pourquoi il est si reconnaissant pour la présence des Dominicains, même s’ils desservent aujourd’hui de moins en moins de catholiques. Une messe dans une prison n’est suivie que par trois personnes, mais pour le frère qui la célèbre, ce n’est pas un problème – ce qui comptedépasse le nombre. L’évêque Pavlo lui-même se dit en paix, soulignant la décision essentielle de se tenir sous la Croix ou de rester dans l’indifférence et le confort. Cette décision est une ligne et une frontière qui traverse nos cœurs, bien plus importante que toutes les frontières politiques.

En sortant de la maison de l’évêque, un bruit étrange nous surprend et Mgr Pavlo adopte immédiatement une position défensive. Il ne s’agit pas d’un drone ou d’un missile, mais cela révèle la vigilance accrue avec laquelle les habitants de Kharkiv se déplacent. Pendant la messe, nous entendons des explosions qui détruisent un poste de police, faisant d’autres victimes et plongeant d’innombrables familles dans l’angoisse.

De retour à Kiev, un drone frappe près du prieuré le lendemain matin, me réveillant peu avant l’impact. Pourtant, les frères restent calmes, leur sang-froid semblant provenir d’une autre source.

Nous visitons des sites commémoratifs à Kiev qui nous touchent profondément : des drapeaux (y compris ceux de nations non ukrainiennes) flottent sur la place Maidan, chacun portant le nom d’un soldat tombé au combat.

Sur un autre site symbolique, la cathédrale Saint-Michel reconstruite, des photos de soldats tués pendant la guerre sont exposées sur un long mur. À l’intérieur de la cathédrale, on prie pour eux. Saint Michel, le patron de Kiev, incarne l’esprit de résistance du peuple, comme en témoignent les affiches apposées dans toute la ville.

Dans la cathédrale Sainte-Sophie, je trouve l’ancienne icône en mosaïque de Marie datant du Moyen Âge, au sujet de laquelle j’ai prêché au début de la guerre, alors que j’étais encore pasteur à Fribourg. Contrairement à de nombreuses églises détruites par les Mongols, les Allemands et les Russes, elle a résisté et tient ses mains priant sur l’Ukraine. Elle est attachée à un mur de 5,5 mètres d’épaisseur. Les Ukrainiens appellent ce mur « indestructible », non pas en raison de sa solidité matérielle, mais à cause l’intercession de la Mère de Dieu en qui ils placent leur confiance.

Que sa prière soutienne l’Ukraine pendant cette période et lui donne de l’espoir pour l’avenir.

P. Thomas G. Brogl OP

Socius du Maître de l’Ordre pour l’Europe

Photos : P. Radosław Więcławek OP / P. Thomas Brogl OP


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